Encyclopédie Atypique Incomplète
Incomplète, car toujours en construction au gré des jours, avec sérieux, curiosité et humour.
Atypique, car toujours dans l'esprit de la connaissance par l'observation et la pratique.
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jeudi 26 janvier 2012
Ésope (vivant probablement au VIe siècle avant J.-C.) est un fabuliste grec, qui, selon la légende, serait un esclave Phrygien affranchi...
Mais en réalité, on ignore presque tout de lui !
Certaines traditions le décrivent encore comme un être disgracieux et bègue.
Esclave de plusieurs maîtres successivement, il aurait voyagé en Afrique et en Orient après avoir été affranchi, et aurait été envoyé dans diverses cités grecques comme émissaire de Crésus. Il serait l’auteur de fables faisant partie de la tradition orale, ayant pour acteurs des animaux qui donnent des leçons aux hommes.
Ces fables, recueillies par Démétrios de Phalère, font partie de la culture des peuples indo-européens et représentent sans doute le recueil de fables le plus lu de la littérature. Le poète grec Babrias donna une version en vers des récits ésopiques, probablement aux alentours des Ier et IIe siècles avant Jésus-Christ, dont Phèdre s’inspira pour écrire une version en latin (Ier siècle avant J.-C.).
Le recueil, qui aujourd’hui porte le nom d’Ésope, est une compilation, en grande part constituée de paraphrases en prose des fables de Babrias, qui fut établie au XIe siècle. Ces écrits devaient fortement influencer la littérature d’Occident, et ils inspirèrent en particulier Jean de La Fontaine.
Jean de la Fontaine, qui écrira la vie d’Ésope, le Fabuliste Grec, dira à Monseigneur le Dauphin :
“S’il y a quelque chose d’ingénieux dans la république des lettres, on peut dire que c’est la manière dont Ésope a débité sa morale. Il serait véritablement à souhaiter que d’autres mains que les miennes y eussent ajouté les ornements de la poésie, puisque le plus sage des anciens a jugé qu’ils n’y étaient pas inutiles.
J’ose, Monseigneur, vous en présenter quelques essais. C’est un entretien convenable à vos premières années. Vous êtes en un âge où l’amusement et les jeux sont permis aux princes ; mais en même temps, vous devez donner quelques unes de vos pensées à des réflexions sérieuses. Tout cela se rencontre aux fables que nous devons à Ésope.
L’apparence en est puérile, je le confesse, mais ces puérilités servent d’enveloppe à des vérités importantes. ”
Envoi d’une lettre de Jean de La Fontaine à Monseigneur le Dauphin concernant la vie d’Ésope :
“Nous n’avons rien d’assuré touchant la naissance d’Homère et d’Ésope. A peine même sait-on ce qui leur est arrivé de plus remarquable. C’est de quoi il y a lieu de s’étonner, vu que l’histoire ne rejette pas des choses moins agréables et moins nécessaires que celle-là. Tant de destructeurs de nations, tant de princes sans mérite, ont trouvé des gens qui nous ont appris jusqu’aux moindres particularités de leur vie ; et nous ignorons les plus importantes de celles d’Ésope et d’Homère, c’est-à-dire des deux personnages qui ont le mieux mérité des siècles suivants. Car Homère n’est pas seulement le père des Dieux, c’est aussi celui des bons poètes. Quant à Ésope, il me semble qu’on le devait mettre au nombre des sages dont la Grèce s’est vantée, lui qui enseignait la véritable sagesse, et qui l’enseignait avec bien plus d’art que ceux qui en donnent des définitions et des règles. On a véritablement recueilli les vies de ces deux grands hommes ; mais la plupart des savants les tiennent toutes deux fabuleuses, particulièrement celle que Planude a écrite. Pour moi, je n’ai pas voulu m’engager dans cette critique. Comme Planude vivait dans un siècle où la mémoire des choses arrivées à Ésope ne devait pas être encore éteinte, j’ai cru qu’il savait par tradition ce qu’il a laissé. Dans cette croyance, je l’ai suivi sans retrancher de ce qu’il a dit d’Ésope que ce qui m’a semblé trop puéril, ou qui s’écartait en quelque façon de la bienséance.
Ésope était Phrygien, d’un bourg appelé Amorium. Il naquit vers la cinquante-septième olympiade, quelque deux cents ans après la fondation de Rome. On ne saurait dire s’il eut sujet de remercier la nature, ou bien de se plaindre d’elle : car en le douant d’un très bel esprit, elle le fit naître difforme et laid de visage, ayant à peine figure d’homme, jusqu’à lui refuser presque entièrement l’usage de la parole. Avec ces défauts, quand il n’aurait pas été de condition à être esclave, il ne pouvait manquer de le devenir. Au reste, son âme se maintint toujours libre et indépendante de la fortune.
Le premier maître qu’il eut l’envoya aux champs labourer la terre ; soit qu’il le jugeât incapable de toute autre chose, soit pour s’ôter de devant les yeux un objet si désagréable. Or il arriva que ce maître étant allé voir sa maison des champs, un paysan lui donna des figues : il les trouva belles, et les fit serrer fort soigneusement, donnant ordre à son sommelier, appelé Agathopus, de les lui apporter au sortir du bain. Le hasard voulut qu’Ésope eut affaire dans le logis. Aussitôt qu’il y fut entré, Agathopus se servit de l’occasion, et mangea les figues avec quelques-uns de ses camarades ; puis ils rejetèrent cette friponnerie sur Ésope, ne croyant pas qu’il se pût jamais justifier, tant il était bègue, et paraissait idiot. Les châtiments dont les Anciens usaient envers leurs esclaves étaient fort cruels, et cette faute très punissable. Le pauvre Ésope se jeta aux pieds de son maître ; et se faisant entendre du mieux qu’il put, il témoigna qu’il demandait pour toute grâce qu’on sursît de quelques moments sa punition. Cette grâce lui ayant été accordée, il alla quérir de l’eau tiède, la but en présence de son Seigneur, se mit les doigts dans la bouche, et ce qui s’ensuit, sans rendre autre chose que cette eau seule. Après s’être ainsi justifié, il fit signe qu’on obligeât les autres d’en faire autant. Chacun demeura surpris : on n’aurait pas cru qu’une telle invention pût partir d’Ésope. Agathopus et ses camarades ne parurent point étonnés. Ils burent de l’eau comme le Phrygien avait fait, et se mirent les doigts dans la bouche ; mais ils se gardèrent bien de les enfoncer trop avant. L’eau ne laissa pas d’agir, et de mettre en évidence les figues toutes crues encore et toutes vermeilles. Par ce moyen Ésope se garantit : ses accusateurs furent punis doublement, pour leur gourmandise et pour leur méchanceté.
Le lendemain, après que leur maître fut parti, et le Phrygien étant à son travail ordinaire, quelques voyageurs égarés (aucuns disent que c’étaient des prêtres de Diane) le prièrent, au nom de Jupiter Hospitalier, qu’il leur enseignât le chemin qui conduisait à la ville. Ésope les obligea premièrement de se reposer à l’ombre ; puis leur ayant présenté une légère collation, il voulut être leur guide, et ne les quitta qu’après qu’il les eut remis dans leur chemin. Les bonnes gens levèrent les mains au ciel, et prièrent Jupiter de ne pas laisser cette action charitable sans récompense. À peine Ésope les eut quittés, que le chaud et la lassitude le contraignirent de s’endormir. Pendant son sommeil, il s’imagina que la Fortune était debout devant lui, qui lui déliait la langue, et par même moyen lui faisait présent de cet art dont on peut dire qu’il est l’auteur. Réjoui de cette aventure, il s’éveilla en sursaut ; et en s’éveillant : « Qu’est ceci ? dit-il ; ma voix est devenue libre ; je prononce bien un râteau, une charrue, tout ce que je veux. »
Cette merveille fut cause qu’il changea de maître. Car, comme un certain Zénas, qui était là en qualité d’économe et qui avait l’oeil sur les esclaves, en eut battu un outrageusement pour une faute qui ne le méritait pas, Ésope ne put s’empêcher de le reprendre, et le menaça que ses mauvais traitements seraient sus : Zénas, pour le prévenir et pour se venger de lui, alla dire au maître qu’il était arrivé un prodige dans sa maison, que le Phrygien avait recouvré la parole, mais que le méchant ne s’en servait qu’à blasphémer, et à médire de leur seigneur. Le maître le crut, et passa bien plus avant : car il lui donna Ésope, avec liberté d’en faire ce qu’il voudrait. Zénas de retour aux champs, un marchand l’alla trouver, et lui demanda si pour de l’argent il le voulait accommoder de quelque bête de somme. « Non pas cela, dit Zénas : je n’en ai pas le pouvoir ; mais je te vendrai, si tu veux, un de nos esclaves. » Là-dessus ayant fait venir Ésope, le marchand dit : « Est-ce afin de te moquer que tu me proposes l’achat de ce personnage ? On le prendrait pour une outre. » Dès que le marchand eut ainsi parlé, il prit congé d’eux, partie murmurant, partie riant de ce bel objet. Ésope le rappela, et lui dit : « Achète-moi hardiment : je ne te serai pas inutile. Si tu as des enfants qui crient et qui soient méchants, ma mine les fera taire : on les menacera de moi comme de la bête. » Cette raillerie plut au marchand. Il acheta notre Phrygien trois oboles, et dit en riant : « Les Dieux soient loués ! Je n’ai pas fait grande acquisition, à la vérité, aussi n’ai-je pas déboursé grand argent. »
Entre autres denrées, ce marchand trafiquait d’esclaves ; si bien qu’allant à Éphèse pour se défaire de ceux qu’il avait, ce que chacun d’eux devait porter pour la commodité du voyage fut départi selon leur emploi et selon leurs forces. Ésope pria que l’on eût égard à sa taille ; qu’il était nouveau venu, et devait être traité doucement. « Tu ne porteras rien, si tu veux », lui repartirent ses camarades. Ésope se piqua d’honneur, et voulut avoir sa charge comme les autres. On le laissa donc choisir. Il prit le panier au pain : c’était le fardeau le plus pesant. Chacun crut qu’il l’avait fait par bêtise ; mais dès la dînée le panier fut entamé, et le Phrygien déchargé d’autant ; ainsi le soir, et de même le lendemain ; de façon qu’au bout de deux jours il marchait à vide. Le bon sens et le raisonnement du personnage furent admirés.
Quant au marchand, il se défit de tous ses esclaves, à la réserve d’un grammairien, d’un chantre et d’Ésope, lesquels il alla exposer en vente à Samos. Avant que de les mener sur la place, il fit habiller les deux premiers le plus proprement qu’il put, comme chacun farde sa marchandise. Ésope, au contraire, ne fut vêtu que d’un sac, et placé entre ses deux compagnons, afin de leur donner lustre. Quelques acheteurs se présentèrent, entre autres un philosophe appelé Xantus. Il demanda au grammairien et au chantre ce qu’ils savaient faire : « Tout », reprirent-ils. Cela fit rire le Phrygien, on peut s’imaginer de quel air. Planude rapporte qu’il s’en fallut peu qu’on ne prît la fuite, tant il fit une effroyable grimace. Le marchand fit son chantre mille oboles, son grammairien trois mille ; et en cas que l’on achetât l’un des deux, il devait donner Ésope par-dessus le marché. La cherté du grammairien et du chantre dégoûta Xantus. Mais, pour ne pas retourner chez soi sans avoir fait quelque emplette, ses disciples lui conseillèrent d’acheter ce petit bout d’homme qui avait ri de si bonne grâce : on en ferait un épouvantail ; il divertirait les gens par sa mine. Xantus se laissa persuader, et fit prix d’Ésope à soixante oboles. Il lui demanda, devant que de l’acheter, à quoi il lui serait propre, comme il l’avait demandé à ses camarades. Ésope répondit : « À rien », puisque les deux autres avaient tout retenu pour eux. Les commis de la douane remirent généreusement à Xantus le sou pour livre, et lui en donnèrent quittance sans rien payer.
Xantus avait une femme de goût assez délicat, et à qui toutes sortes de gens ne plaisaient pas : si bien que de lui aller présenter sérieusement son nouvel esclave, il n’y avait pas d’apparence, à moins qu’il ne la voulût mettre en colère et se faire moquer de lui. Il jugea plus à propos d’en faire un sujet de plaisanterie, et alla dire au logis qu’il venait d’acheter un jeune esclave le plus beau du monde et le mieux fait. Sur cette nouvelle, les filles qui servaient sa femme se pensèrent battre à qui l’aurait pour son serviteur ; mais elles furent bien étonnées quand le personnage parut. L’une se mit la main devant les yeux, l’autre s’enfuit, l’autre fit un cri. La maîtresse du logis dit que c’était pour la chasser qu’on lui amenait un tel monstre ; qu’il y avait longtemps que le philosophe se lassait d’elle. De parole en parole, le différend s’échauffa jusqu’à tel point que la femme demanda son bien et voulut se retirer chez ses parents. Xantus fit tant par sa patience, et Ésope par son esprit, que les choses s’accommodèrent. On ne parla plus de s’en aller, et peut-être que l’accoutumance effaça à la fin une partie de la laideur du nouvel esclave.
Je laisserai beaucoup de petites choses où il fit paraître la vivacité de son esprit : car quoiqu’on puisse juger par là de son caractère, elles sont de trop peu de conséquence pour en informer la postérité. Voici seulement un échantillon de son bon sens et de l’ignorance de son maître. Celui-ci alla chez un jardinier se choisir lui-même une salade. Les herbes cueillies, le jardinier le pria de lui satisfaire l’esprit sur une difficulté qui regardait la philosophie aussi bien que le jardinage. C’est que les herbes qu’il plantait et qu’il cultivait avec un grand soin ne profitaient point, tout au contraire de celles que la terre produisait d’elle-même, sans culture ni amendement. Xantus rapporta le tout à la Providence, comme on a coutume de faire quand on est court. Ésope se mit à rire, et ayant tiré son maître à part, il lui conseilla de dire à ce jardinier qu’il lui avait fait une réponse ainsi générale parce que la question n’était pas digne de lui : il le laissait donc avec son garçon, qui assurément le satisferait. Xantus s’étant allé promener d’un autre côté du jardin, Ésope compara la terre à une femme qui, ayant des enfants d’un premier mari, en épouserait un second qui aurait aussi des enfants d’une autre femme. Sa nouvelle épouse ne manquerait pas de concevoir de l’aversion pour ceux-ci, et leur ôterait la nourriture, afin que les siens en profitassent. Il en était ainsi de la terre, qui n’adoptait qu’avec peine les productions du travail et de la culture, et qui réservait toute sa tendresse et tous ses bienfaits pour les siennes seules : elle était marâtre des unes, et mère passionnée des autres. Le jardinier parut si content de cette raison, qu’il offrit à Ésope tout ce qui était dans son jardin.
Il arriva quelque temps après un grand différend entre le philosophe et sa femme. Le philosophe, étant de festin, mit à part quelques friandises, et dit à Ésope : « Va porter ceci à ma bonne amie. » Ésope l’alla donner à une petite chienne qui était les délices de son maître. Xantus, de retour, ne manqua pas de demander des nouvelles de son présent, et si on l’avait trouvé bon. Sa femme ne comprenait rien à ce langage : on fit venir Ésope pour l’éclaircir. Xantus, qui ne cherchait qu’un prétexte pour le faire battre, lui demanda s’il ne lui avait pas dit expressément : « Va-t’en porter de ma part ces friandises à ma bonne amie. » Ésope répondit là-dessus que la bonne amie n’était pas la femme, qui pour la moindre parole menaçait de faire un divorce : c’était la chienne qui endurait tout, et qui revenait faire caresses après qu’on l’avait battue. Le philosophe demeura court, mais sa femme entra dans une telle colère qu’elle se retira d’avec lui. Il n’y eut parent ni ami par qui Xantus ne lui fît parler, sans que les raisons ni les prières y gagnassent rien. Ésope s’avisa d’un stratagème.
Il acheta force gibier, comme pour une noce considérable, et fit tant qu’il fut rencontré par un des domestiques de sa maîtresse. Celui-ci lui demanda pourquoi tant d’apprêts. Ésope lui dit que son maître, ne pouvant obliger sa femme de revenir, en allait épouser une autre. Aussitôt que la dame sut cette nouvelle, elle retourna chez son mari, par esprit de contradiction ou par jalousie. Ce ne fut pas sans la garder bonne à Ésope, qui tous les jours faisait de nouvelles pièces à son maître, et tous les jours se sauvait du châtiment par quelque trait de subtilité. Il n’était pas possible au philosophe de le confondre.
Un certain jour de marché, Xantus, qui avait dessein de régaler quelques-uns de ses amis, lui commanda d’acheter ce qu’il y aurait de meilleur, et rien autre chose. « Je t’apprendrai, dit en soi-même le Phrygien, à spécifier ce que tu souhaites, sans t’en remettre à la discrétion d’un esclave. » Il n’acheta que des langues, lesquelles il fit accommoder à toutes les sauces, l’entrée, le second, l’entremets, tout ne fut que langues. Les conviés louèrent d’abord le choix de ces mets ; à la fin ils s’en dégoûtèrent. « Ne t’ai-je pas commandé, dit Xantus, d’acheter ce qu’il y aurait de meilleur ? - Et qu’y a-t-il de meilleur que la langue ? reprit Ésope. C’est le lien de la vie civile, la clef des sciences, l’organe de la vérité et de la raison. Par elle on bâtit les villes et on les police ; on instruit ; on persuade ; on règne dans les assemblées ; on s’acquitte du premier de tous les devoirs, qui est de louer les Dieux. - Eh bien (dit Xantus, qui prétendait l’attraper), achète-moi demain ce qui est de pire : ces mêmes personnes viendront chez moi, et je veux diversifier. » Le lendemain, Ésope ne fit servir que le même mets, disant que la langue est la pire chose qui soit au monde : « C’est la mère de tous débats, la nourrice des procès, la source des divisions et des guerres. Si l’on dit qu’elle est l’organe de la vérité, c’est aussi celui de l’erreur et, qui pis est, de la calomnie. Par elle on détruit les villes, on persuade de méchantes choses. Si d’un côté elle loue les Dieux, de l’autre, elle profère des blasphèmes contre leur puissance. » Quelqu’un de la compagnie dit à Xantus que véritablement ce valet lui était fort nécessaire, car il savait le mieux du monde exercer la patience d’un philosophe. « De quoi vous mettez-vous en peine ? reprit Ésope. - Et trouve-moi, dit Xantus, un homme qui ne se mette en peine de rien. »
Ésope alla le lendemain sur la place, et voyant un paysan qui regardait toutes choses avec la froideur et l’indifférence d’une statue, il amena ce paysan au logis. « Voilà, dit-il à Xantus, l’homme sans souci que vous demandez. » Xantus commanda à sa femme de faire chauffer de l’eau, de la mettre dans un bassin, puis de laver elle-même les pieds de son nouvel hôte. Le paysan la laissa faire, quoiqu’il sût fort bien qu’il ne méritait pas cet honneur ; mais il disait en lui-même : « C’est peut-être la coutume d’en user ainsi. » On le fit asseoir au haut bout : il prit sa place sans cérémonie. Pendant le repas, Xantus ne fit autre chose que blâmer son cuisinier ; rien ne lui plaisait : ce qui était doux, il le trouvait trop salé, et ce qui était trop salé, il le trouvait doux. L’homme sans souci le laissait dire et mangeait de toutes ses dents. Au dessert on mit sur la table un gâteau que la femme du philosophe avait fait : Xantus le trouva mauvais, quoiqu’il fût très bon. « Voilà, dit-il, la pâtisserie la plus méchante que j’aie jamais mangée ; il faut brûler l’ouvrière, car elle ne fera de sa vie rien qui vaille : qu’on apporte des fagots. - Attendez, dit le paysan, je m’en vais quérir ma femme : on ne fera qu’un bûcher pour toutes les deux. » Ce dernier trait désarçonna le philosophe, et lui ôta l’espérance de jamais attraper le Phrygien.
Or, ce n’était pas seulement avec son maître qu’Ésope trouvait occasion de rire et de dire de bons mots. Xantus l’avait envoyé en certain endroit ; il rencontra en chemin le magistrat, qui lui demanda où il allait. Soit qu’Ésope fût distrait, ou par une autre raison, il répondit qu’il n’en savait rien. Le magistrat, tenant à mépris et irrévérence cette réponse, le fit mener en prison. Comme les huissiers le conduisaient : « Ne voyez-vous pas, dit-il, que j’ai très bien répondu ? Savais-je qu’on me ferait aller où je vais ? » Le magistrat le fit relâcher, et trouva Xantus heureux d’avoir un esclave si plein d’esprit.
Xantus, de sa part, voyait par là de quelle importance il lui était de ne point affranchir Ésope, et combien la possession d’un tel esclave lui faisait d’honneur. Même un jour, faisant la débauche avec ses disciples, Ésope, qui les servait, vit que les fumées leur échauffaient déjà la cervelle, aussi bien au maître qu’aux écoliers. « La débauche de vin, leur dit-il, a trois degrés : le premier de volupté, le second, d’ivrognerie, le troisième, de fureur. » On se moqua de son observation et on continua de vider les pots. Xantus s’en donna jusqu’à perdre la raison et à se vanter qu’il boirait la mer. Cela fit rire la compagnie. Xantus soutint ce qu’il avait dit, gagea sa maison qu’il boirait la mer tout entière ; et pour assurance de la gageure, il déposa l’anneau qu’il avait au doigt. Le jour suivant, que les vapeurs de Bacchus furent dissipées, Xantus fut extrêmement surpris de ne plus trouver son anneau, lequel il tenait fort cher. Ésope lui dit qu’il était perdu, et que sa maison l’était aussi par la gageure qu’il avait faite. Voilà le philosophe bien alarmé. Il pria Ésope de lui enseigner une défaite. Ésope s’avisa de celle-ci.
Quand le jour que l’on avait pris pour l’exécution de la gageure fut arrivé, tout le peuple de Samos accourut au rivage de la mer pour être témoin de la honte du philosophe. Celui de ses disciples qui avait gagé contre lui triomphait déjà. Xantus dit à l’assemblée : « Messieurs, j’ai gagé véritablement que je boirais toute la mer, mais non pas les fleuves qui entrent dedans. C’est pourquoi que celui qui a gagé contre moi détourne leurs cours, et puis je ferai ce que je me suis vanté de faire. » Chacun admira l’expédient que Xantus avait trouvé pour sortir à son honneur d’un si mauvais pas. Le disciple confessa qu’il était vaincu et demanda pardon à son maître. Xantus fut reconduit jusqu’en son logis avec acclamations.
Pour récompense, Ésope lui demanda la liberté. Xantus la lui refusa, et dit que le temps de l’affranchir n’était pas encore venu ; si toutefois les Dieux l’ordonnaient ainsi, il y consentait : partant, qu’il prît garde au premier présage qu’il aurait étant sorti du logis ; s’il était heureux, et que, par exemple, deux corneilles se présentassent à sa vue, la liberté lui serait donnée ; s’il n’en voyait qu’une, qu’il ne se lassât point d’être esclave. Ésope sortit aussitôt. Son maître était logé à l’écart, et apparemment vers un lieu couvert de grands arbres.À peine notre Phrygien fut hors qu’il aperçut deux corneilles qui s’abattirent sur le plus haut. Il en alla avertir son maître, qui voulut voir lui-même s’il disait vrai. Tandis que Xantus venait, l’une des corneilles s’envola. « Me tromperas-tu toujours ? dit-il à Ésope. Qu’on lui donne les étrivières ! » L’ordre fut exécuté. Pendant le supplice du pauvre Ésope, on vint inviter Xantus à un repas : il promit qu’il s’y trouverait. « Hélas ! s’écria Ésope, les présages sont bien menteurs ! Moi, qui ai vu deux corneilles, je suis battu ; mon maître, qui n’en a vu qu’une, est prié de noces. » Ce mot plut tellement à Xantus qu’il commanda qu’on cessât de fouetter Ésope ; mais quant à la liberté, il ne se pouvait résoudre à la lui donner, encore qu’il la lui promît en diverses occasions.
Un jour, ils se promenaient tous deux parmi de vieux monuments, considérant avec beaucoup de plaisir les inscriptions qu’on y avait mises. Xantus en aperçut une qu’il ne put entendre, quoiqu’il demeurât longtemps à en chercher l’explication. Elle était composée des premières lettres de certains mots. Le philosophe avoua ingénument que cela passait son esprit. « Si je vous fais trouver un trésor par le moyen de ces lettres, lui dit Ésope, quelle récompense aurai-je ? » Xantus lui promit la liberté, et la moitié du trésor. « Elles signifient, poursuivit Ésope, qu’à quatre pas de cette colonne nous en rencontrerons un. » En effet, ils le trouvèrent, après avoir creusé quelque peu dans la terre. Le philosophe fut sommé de tenir parole ; mais il reculait toujours. « Les Dieux me gardent de t’affranchir, dit-il à Ésope, que tu ne m’aies donné avant cela l’intelligence de ces lettres ; ce me sera un autre trésor plus précieux que celui lequel nous avons trouvé. - On les a ici gravées, poursuivit Ésope, comme étant les premières lettres de ces mots : , etc. ; c’est-à-dire : Si vous reculez quatre pas et que vous creusiez, vous trouverez un trésor. - Puisque tu es si subtil, repartit Xantus, j’aurais tort de me défaire de toi : n’espère donc pas que je t’affranchisse. - Et moi, répliqua Ésope, je vous dénoncerai au roi Denys ; car c’est à lui que le trésor appartient, et ces mêmes lettres commencent d’autres mots qui le signifient. » Le philosophe, intimidé, dit au Phrygien qu’il prît sa part de l’argent, et qu’il n’en dît mot ; de quoi Ésope déclara ne lui avoir aucune obligation, ces lettres ayant été choisies de telle manière qu’elles enfermaient un triple sens, et signifiaient encore : En vous en allant, vous partagerez le trésor que vous aurez rencontré. Dès qu’ils furent de retour, Xantus commanda que l’on enfermât le Phrygien, et que l’on lui mit les fers aux pieds, de crainte qu’il n’allât publier cette aventure. « Hélas ! s’écria Ésope, est-ce ainsi que les philosophes s’acquittent de leurs promesses ? Mais faites ce que vous voudrez, il faudra que vous m’affranchissiez malgré vous. »
Sa prédiction se trouva vraie. Il arriva un prodige qui mit fort en peine les Samiens. Un aigle enleva l’anneau public (c’était apparemment quelque sceau que l’on apposait aux délibérations du conseil) et le fit tomber au sein d’un esclave. Le philosophe fut consulté là-dessus, et comme étant philosophe, et comme étant un des premiers de la République. Il demanda temps, et eut recours à son oracle ordinaire : c’était Ésope. Celui-ci lui conseilla de le produire en public, parce que, s’il rencontrait bien, l’honneur en serait toujours à son maître ; sinon, il n’y aurait que l’esclave de blâmé. Xantus approuva la chose, et le fit monter à la tribune aux harangues. Dès qu’on le vit, chacun s’éclata de rire ; personne ne s’imagina qu’il pût rien partir de raisonnable d’un homme fait de cette manière. Ésope leur dit qu’il ne fallait pas considérer la forme du vase, mais la liqueur qui y était enfermée. Les Samiens lui crièrent qu’il dît donc sans crainte ce qu’il jugeait de ce prodige. Ésope s’en excusa sur ce qu’il n’osait le faire. La Fortune, disait-il, avait mis un débat de gloire entre le maître et l’esclave : si l’esclave disait mal, il serait battu ; s’il disait mieux que le maître, il serait battu encore. Aussitôt, on pressa Xantus de l’affranchir. Le philosophe résista longtemps.À la fin le prévôt de ville le menaça de le faire de son office, et en vertu du pouvoir qu’il en avait comme magistrat : de façon que le philosophe fut obligé de donner les mains. Cela fait, Ésope dit que les Samiens étaient menacés de servitude par ce prodige, et que l’aigle enlevant leur sceau ne signifiait autre chose qu’un roi puissant qui voulait les assujettir.
Peu de temps après, Crésus, roi des Lydiens, fit dénoncer à ceux de Samos qu’ils eussent à se rendre ses tributaires : sinon, qu’il les y forcerait par les armes. La plupart étaient d’avis qu’on lui obéît. Ésope leur dit que la Fortune présentait deux chemins aux hommes : l’un, de liberté, rude et épineux au commencement, mais dans la suite très agréable ; l’autre, d’esclavage, dont les commencements étaient plus aisés, mais la suite laborieuse. C’était conseiller assez intelligiblement aux Samiens de défendre leur liberté. Ils renvoyèrent l’ambassadeur de Crésus avec peu de satisfaction. Crésus se mit en état de les attaquer. L’ambassadeur lui dit que, tant qu’ils auraient Ésope avec eux, il aurait peine à les réduire à ses volontés, vu la confiance qu’ils avaient au bon sens du personnage. Crésus le leur envoya demander, avec la promesse de leur laisser la liberté s’ils le lui livraient. Les principaux de la ville trouvèrent ces conditions avantageuses, et ne crurent pas que leur repos leur coûtât trop cher quand ils l’achèteraient aux dépens d’Ésope. Le Phrygien leur fit changer de sentiment en leur contant que, les Loups et les Brebis ayant fait un traité de paix, celles-ci donnèrent leurs Chiens pour otages. Quand elles n’eurent plus de défenseurs, les Loups les étranglèrent avec moins de peine qu’ils ne faisaient. Cet apologue fit son effet : les Samiens prirent une délibération toute contraire à celle qu’ils avaient prise.
Ésope voulut toutefois aller vers Crésus, et dit qu’il les servirait plus utilement étant près du roi, que s’il demeurait à Samos. Quand Crésus le vit, il s’étonna qu’une si chétive créature lui eût été un si grand obstacle. « Quoi ! voilà celui qui fait qu’on s’oppose à mes volontés ! » s’écria-t-il. Ésope se prosterna à ses pieds. « Un homme prenait des Sauterelles, dit-il ; une Cigale lui tomba aussi sous la main. Il s’en allait la tuer comme il avait fait les Sauterelles. »Que vous ai-je fait ? dit-elle à cet homme : je ne ronge point vos blés ; je ne vous procure aucun dommage ; vous ne trouverez en moi que la voix, dont je me sers fort innocemment.« Grand roi, je ressemble à cette cigale : je n’ai que la voix, et ne m’en suis point servi pour vous offenser. » Crésus, touché d’admiration et de pitié, non seulement lui pardonna, mais il laissa en repos les Samiens à sa considération.
En ce temps-là, le Phrygien composa ses Fables, lesquelles il laissa au roi de Lydie, et fut envoyé par lui vers les Samiens, qui décernèrent à Ésope de grands honneurs. Il lui prit aussi envie de voyager, et d’aller par le monde, s’entretenant de diverses choses avec ceux que l’on appelait philosophes. Enfin il se mit en grand crédit près de Lycérus, roi de Babylone. Les rois d’alors s’envoyaient les uns aux autres des problèmes à résoudre sur toutes sortes de matières, à condition de se payer une espèce de tribut ou d’amende, selon qu’ils répondraient bien ou mal aux questions proposées : en quoi Lycérus, assisté d’Ésope, avait toujours l’avantage et se rendait illustre parmi les autres, soit à résoudre, soit à proposer.
Cependant notre Phrygien se maria ; et, ne pouvant avoir d’enfants, il adopta un jeune homme d’extraction noble, appelé Ennus. Celui-ci le paya d’ingratitude, et fut si méchant que d’oser souiller le lit de son bienfaiteur. Cela étant venu à la connaissance d’Ésope, il le chassa. L’autre, afin de s’en venger, contrefit des lettres par lesquelles il semblait qu’Ésope eût intelligence avec les rois qui étaient émules de Lycérus. Lycérus, persuadé par le cachet et par la signature de ces lettres, commanda à un de ses officiers nommé Hermippus que, sans chercher de plus grandes preuves, il fit mourir promptement le traître Ésope. Cet Hermippus, étant ami du Phrygien, lui sauva la vie et, à l’insu de tout le monde, le nourrit longtemps dans un sépulcre, jusqu’à ce que Nectanebo, roi d’Égypte, sur le bruit de la mort d’Ésope crut à l’avenir rendre Lycérus son tributaire. Il osa le provoquer, et le défia de lui envoyer des architectes qui sussent bâtir une tour en l’air, et par un même moyen, un homme prêt à répondre à toutes sortes de questions. Lycérus ayant lu les lettres et les ayant communiquées aux plus habiles de son État, chacun d’eux demeura court ; ce qui fit que le roi regretta Ésope, quand Hermippus lui dit qu’il n’était pas mort, et le fit venir. Le Phrygien fut très bien reçu, se justifia, et pardonna à Ennus. Quant à la lettre du roi d’Égypte, il n’en fit que rire, et manda qu’il enverrait au printemps les architectes et le répondant à toutes sortes de questions.
Lycérus remit Ésope en possession de tous ses biens, et lui fit livrer Ennus pour en faire ce qu’il voudrait. Ésope le reçut comme son enfant, et pour toute punition lui recommanda d’honorer les Dieux et son prince ; se rendre terrible à ses ennemis, facile et commode aux autres ; bien traiter sa femme, sans pourtant lui confier son secret ; parler peu et chasser de chez soi les babillards ; ne se point laisser abattre aux malheurs ; avoir soin du lendemain, car il vaut mieux enrichir ses ennemis par sa mort que d’être importun à ses amis pendant son vivant ; surtout n’être point envieux du bonheur ni de la vertu d’autrui, d’autant que c’est se faire du mal à soi-même. Ennus, touché de ces avertissements et de la bonté d’Ésope, comme d’un trait qui lui aurait pénétré le cœur, mourut peu de temps après.
Pour revenir au défi de Nectanebo, Ésope choisit des aiglons, et les fit instruire (chose difficile à croire), il les fit, dis-je, instruire à porter en l’air chacun un panier, dans lequel était un jeune enfant. Le printemps venu, il s’en alla en Égypte avec tout cet équipage, non sans tenir en grande admiration et en attente de son dessein les peuples chez qui il passait. Nectanebo, qui, sur le bruit de sa mort, avait envoyé l’énigme, fut extrêmement surpris de son arrivée. Il ne s’y attendait pas, et ne se fût jamais engagé dans un tel défi contre Lycérus s’il eût cru Ésope vivant. Il lui demanda s’il avait amené les architectes et le répondant. Ésope dit que le répondant était lui-même, et qu’il ferait voir les architectes quand il serait sur le lieu. On sortit en pleine campagne, où les aigles enlevèrent les paniers avec les petits enfants, qui criaient qu’on leur donnât du mortier, des pierres, et du bois. « Vous voyez, dit Ésope à Nectanebo, je vous ai trouvé les ouvriers ; fournissez-leur des matériaux. » Nectanebo avoua que Lycérus était le vainqueur. Il proposa toutefois ceci à Ésope : « J’ai des Cavales en Égypte qui conçoivent au hennissement des Chevaux qui sont devers Babylone. Qu’avez-vous à répondre là-dessus ? » Le Phrygien remit sa réponse au lendemain, et retourné qu’il fut au logis, il commanda à des enfants de prendre un Chat, et de le mener fouettant par les rues. Les Égyptiens, qui adorent cet animal, se trouvèrent extrêmement scandalisés du traitement que l’on lui faisait. Ils l’arrachèrent des mains des enfants, et allèrent se plaindre au roi. On fit venir en sa présence le Phrygien. « Ne savez-vous pas, lui dit le roi, que cet animal est un de nos Dieux ? Pourquoi donc le faites-vous traiter de la sorte ? - C’est pour l’offense qu’il a commise envers Lycérus, reprit Ésope : car, la nuit dernière, il lui a étranglé un Coq extrêmement courageux et qui chantait à toutes les heures. - Vous êtes un menteur, repartit le roi ; comment serait-il possible que ce Chat eût fait en si peu de temps un si long voyage ? - Et comment est-il possible, reprit Ésope, que vos Juments entendent de si loin nos Chevaux hennir, et conçoivent pour les entendre ? »
En suite de cela le roi fit venir d’Héliopolis certains personnages d’esprit subtil, et savants en questions énigmatiques. Il leur fit un grand régal où le Phrygien fut invité. Pendant le repas, ils proposèrent à Ésope diverses choses, celle-ci entre autres. Il y a un grand temple qui est appuyé sur une colonne entourée de douze villes, chacune desquelles à trente arcs-boutants ; et autour de ces arcs-boutants se promènent, l’une après l’autre, deux femmes, l’une blanche, l’autre noire. « Il faut renvoyer, dit Ésope, cette question aux petits enfants de notre pays. Le temple est le monde ; la colonne, l’an ; les villes, ce sont les mois ; et les arcs-boutants, les jours, autour desquels se promènent alternativement le jour et la nuit. »
Le lendemain, Nectanebo assembla tous ses amis. « Souffrirez-vous, leur dit-il, qu’une moitié d’homme, qu’un avorton soit la cause que Lycérus remporte le prix, et que j’aie la confusion pour mon partage ? » Un d’eux s’avisa de demander à Ésope qu’il leur fît des questions de choses dont ils n’eussent jamais entendu parler. Ésope écrivit une cédule par laquelle Nectanebo confessait devoir deux mille talents à Lycérus. La cédule fut mise entre les mains de Nectanebo toute cachetée. Avant qu’on l’ouvrît, les amis du prince soutinrent que la chose contenue dans cet écrit était de leur connaissance. Quand on l’eut ouverte, Nectanebo s’écria : « Voilà la plus grande fausseté du monde ; je vous en prends à témoin tous tant que vous êtes. - Il est vrai, repartirent-ils, que nous n’en avons jamais entendu parler. - J’ai donc satisfait à votre demande », reprit Ésope. Nectanebo le renvoya comblé de présents, tant pour lui que pour son maître. Le séjour qu’il fit en Égypte est peut-être cause que quelques-uns ont écrit qu’il fut esclave avec Rhodopé, celle-là qui, des libéralités de ses amants, fit élever une des trois pyramides qui subsistent encore, et qu’on voit avec admiration : c’est la plus petite, mais celle qui est bâtie avec le plus d’art.
Ésope, à son retour dans Babylone, fut reçu de Lycérus avec de grandes démonstrations de joie et de bienveillance. Ce roi lui fit ériger une statue. L’envie de voir et d’apprendre le fit renoncer à tous ces honneurs. Il quitta la cour de Lycérus, où il avait tous les avantages qu’on peut souhaiter, et prit congé de ce prince pour voir la Grèce encore une fois. Lycérus ne le laissa point partir sans embrassements et sans larmes, et sans faire promettre sur les autels qu’il reviendrait achever ses jours auprès de lui.
Entre les villes où il s’arrêta, Delphes fut une des principales. Les Delphiens l’écoutèrent fort volontiers, mais ils ne lui rendirent point d’honneurs. Ésope, piqué de ce mépris, les compara aux bâtons qui flottent sur l’onde. On s’imagine de loin que c’est quelque chose de considérable ; de près, on trouve que ce n’est rien. La comparaison lui coûta cher. Les Delphiens en conçurent une telle haine et un si violent désir de vengeance (outre qu’ils craignaient d’être décriés par lui) qu’ils résolurent de l’ôter du monde. Pour y parvenir, ils cachèrent parmi ses hardes un de leurs vases sacrés, prétendant que par ce moyen ils convaincraient Ésope de vol et de sacrilège, et qu’ils le condamneraient à la mort. Comme il fut sorti de Delphes et qu’il eut pris le chemin de la Phocide, les Delphiens accoururent comme gens qui étaient en peine. Ils l’accusèrent d’avoir dérobé leur vase. Ésope le nia avec des serments : on chercha dans son équipage, et il fut trouvé. Tout ce qu’Ésope put dire n’empêcha point qu’on ne le traitât comme un criminel infâme. Il fut ramené à Delphes chargé de fers, mis dans les cachots, puis condamné à être précipité. Rien ne lui servit de se défendre avec ses armes ordinaires et de raconter des apologues ; les Delphiens s’en moquèrent. « La Grenouille, leur dit-il, avait invité le Rat à la venir voir ; afin de lui faire traverser l’onde, elle l’attacha à son pied. Dès qu’il fut sur l’eau, elle voulut le tirer au fond, dans le dessein de le noyer, et d’en faire ensuite un repas. Le malheureux Rat résista quelque peu de temps. Pendant qu’il se débattait sur l’eau, un Oiseau de proie l’aperçut, fondit sur lui, et l’ayant enlevé avec la Grenouille, qui ne se put détacher, il se reput de l’un et de l’autre. C’est ainsi, Delphiens abominables, qu’un plus puissant que nous me vengera : je périrai, mais vous périrez aussi. » Comme on le conduisait au supplice, il trouva moyen de s’échapper, et entra dans une petite chapelle dédiée à Apollon. Les Delphiens l’en arrachèrent. « Vous violez cet asile, leur dit-il, parce que ce n’est qu’une petite chapelle, mais un jour viendra que votre méchanceté ne trouvera point de retraite sûre, non pas même dans les temples. Il vous arrivera la même chose qu’à l’Aigle, laquelle, nonobstant les prières de l’Escarbot, enleva un Lièvre qui s’était réfugié chez lui ; la génération de l’Aigle en fut punie jusque dans le giron de Jupiter. » Les Delphiens, peu touchés de tous ces exemples, le précipitèrent.
Peu de temps après sa mort, une peste très violente exerça sur eux ses ravages. Ils demandèrent à l’oracle par quels moyens ils pourraient apaiser le courroux des Dieux. L’oracle leur répondit qu’il n’y en avait point d’autre que d’expier leur forfait, et satisfaire aux mânes d’Ésope. Aussitôt, une pyramide fut élevée. Les Dieux ne témoignèrent pas seuls combien ce crime leur déplaisait : les hommes vengèrent aussi la mort de leur sage. La Grèce envoya des commissaires pour en informer, et en fit une punition rigoureuse.”