En 1765, Voltaire vient de voir deux de ses ouvrages (Essai sur les moeurs et Le dictionnaire philosophique) condamnés par l’Eglise et le Parlement.

Pour se venger il rédige donc un pamphlet intitulé « L’horrible danger de la lecture », texte de registre polémique, qui est aussi, indirectement, une synthèse des idées du siècle des Lumières.

L’auteur se place dans un contexte oriental, et construit un texte sur des procédés d’antiphrase systématiques, et sous le couvert des accusations à l’égard de l’imprimerie et de la lecture, il faut en fait en voir un éloge !

Voltaire critique également les pouvoirs qui maintiennent les peuples dans l’ignorance : c’est un plaidoyer pour la diffusion des œuvres et des idées.

 Le Pamphlet

Nous Joussouf-Chéribi, par la grâce de Dieu mouphti du Saint-Empire ottoman, lumière des lumières, élu entre les élus, à tous les fidèles qui ces présentes verront, sottise et bénédiction.

Comme ainsi soit que Saïd-Effendi, ci-devant ambassadeur de la Sublime-Porte vers un petit État nommé Frankrom, situé entre l’Espagne et l’Italie, a rapporté parmi nous le pernicieux usage de l’imprimerie, ayant consulté sur cette nouveauté nos vénérables frères les cadis et imans de la ville impériale de Stamboul, et surtout les fakirs connus par leur zèle contre l’esprit, il a semblé bon à Mahomet et à nous de condamner, proscrire, anathématiser ladite infernale invention de l’imprimerie, pour les causes ci-dessous énoncées.

1° Cette facilité de communiquer ses pensées tend évidemment à dissiper l’ignorance, qui est la gardienne et la sauvegarde des États bien policés.
2° Il est à craindre que, parmi les livres apportés d’Occident, il ne s’en trouve quelques-uns sur l’agriculture et sur les moyens de perfectionner les arts mécaniques, lesquels ouvrages pourraient à la longue, ce qu’à Dieu ne plaise, réveiller le génie de nos cultivateurs et de nos manufacturiers, exciter leur industrie, augmenter leurs richesses, et leur inspirer un jour quelque élévation d’âme, quelque amour du bien public, sentiments absolument opposés à la saine doctrine.
3° Il arriverait à la fin que nous aurions des livres d’histoire dégagés du merveilleux qui entretient la nation dans une heureuse stupidité. On aurait dans ces livres l’imprudence de rendre justice aux bonnes et aux mauvaises actions, et de recommander l’équité et l’amour de la patrie, ce qui est visiblement contraire aux droits de notre place.
4° Il se pourrait, dans la suite des temps, que de misérables philosophes, sous le prétexte spécieux, mais punissable, d’éclairer les hommes et de les rendre meilleurs, viendraient nous enseigner des vertus dangereuses dont le peuple ne doit jamais avoir de connaissance.
5° Ils pourraient, en augmentant le respect qu’ils ont pour Dieu, et en imprimant scandaleusement qu’il remplit tout de sa présence, diminuer le nombre des pèlerins de la Mecque, au grand détriment du salut des âmes.
6° Il arriverait sans doute qu’à force de lire les auteurs occidentaux qui ont traité des maladies contagieuses, et de la manière de les prévenir, nous serions assez malheureux pour nous garantir de la peste, ce qui serait un attentat énorme contre les ordres de la Providence.

A ces causes et autres, pour l’édification des fidèles et pour le bien de leurs âmes, nous leur défendons de jamais lire aucun livre, sous peine de damnation éternelle. Et, de peur que la tentation diabolique ne leur prenne de s’instruire, nous défendons aux pères et aux mères d’enseigner à lire à leurs enfants. Et, pour prévenir toute contravention à notre ordonnance, nous leur défendons expressément de penser, sous les mêmes peines ; enjoignons à tous les vrais croyants de dénoncer à notre officialité quiconque aurait prononcé quatre phrases liées ensemble, desquelles on pourrait inférer un sens clair et net. Ordonnons que dans toutes les conversations on ait à se servir de termes qui ne signifient rien, selon l’ancien usage de la Sublime-Porte.

Et pour empêcher qu’il n’entre quelque pensée en contrebande dans la sacrée ville impériale, commettons spécialement le premier médecin de Sa Hautesse, né dans un marais de l’Occident septentrional ; lequel médecin, ayant déjà tué quatre personnes augustes de la famille ottomane, est intéressé plus que personne à prévenir toute introduction de connaissances dans le pays ; lui donnons pouvoir, par ces présentes, de faire saisir toute idée qui se présenterait par écrit ou de bouche aux portes de la ville, et nous amener ladite idée pieds et poings liés, pour lui être infligé par nous tel châtiment qu’il nous plaira.

Donné dans notre palais de la stupidité, le 7 de la lune de Muharem, l’an 1143 de l’hégire.
Écouter le texte

 Petite analyse

De l’horrible danger de la lecture est un texte argumentatif court qui critique non pas la religion en elle même, mais ses représentants (Voltaire n’était pas athée mais déiste).

Il propose la critique d’un système politico-religieux. Voltaire se cache derrière des « masques » pour paraître authentique, par exemple : Joussouf Chéribi.
Il prend l’exemple de l’Orient mais critique en réalité le contexte contemporain de la France, d’où les allusions à la France : « un petit Etat nommé Frankrom » et le jeu sur la date : 1143 (calendrier musulman) + 622 (hégire) = 1765 (date de publication).

Le texte est présenté sous forme de lois visant à interdire l’imprimerie.
La première loi montre bien que les deux pouvoirs maintiennent le peuple dans l’ignorance pour mieux les contrôler en leur interdisant de lire : « cette facilité de communiquer ses pensées tend évidemment à dissiper l’ignorance ».

Dans la deuxième loi, Voltaire énonce des arguments scientifiques dans le sens où les connaissances techniques mèneraient à la modernisation de l’agriculture.
Les dirigeants exercent aussi un contrôle sur la population grâce à un enseignement inexact de l’Histoire.

Dans l’article 4, Voltaire parle indirectement de l’Encyclopédie qui avait pour but de collecter toutes les connaissances humaines de l’époque. Il dit que les philosophes pouvaient « éclairer les hommes et les rendre meilleurs ». Il utilise encore l’ironie et se sert des arguments de ses adversaires pour les rendre ridicules : « misérables philosophes » qui enseignent « des vertus dangereuses ». Il expose ainsi ses propres idéaux et ceux des philosophes de son époque.

Voltaire utilise aussi l’ironie en disant le contraire de ce qu’il pense : les six articles sont à prendre dans le sens inverse ; c’est presque un “credo progressiste”. On note une exagération des adjectifs que Joussouf emploie pour qualifier les dangers de la lecture : « horrible », « pernicieux », « infernale invention », « tentation diabolique entraînant la damnation éternelle »...
Il rend hommage aux philosophes et à la connaissance qui s’obtenait selon lui par la lecture.

Pour conclure, sous la forme d’un texte de lois, Voltaire critique une monarchie de droits divins où religion et politique sont trop étroitement liées, ainsi qu’un système qui pousse à la délation.
Mais il défend aussi (avec une certaine ironie) la liberté d’expression, les sciences, les arts et la philosophie.
Ce texte a en réalité pour but de ridiculiser la censure et rend hommage aux philosophes des Lumières qui étaient engagés. Il pose le problème de l’obscurantisme que Voltaire cherche à dénoncer.

 Et aujourd’hui...
Est-ce toujours d’actualité ?

Il existe une certaine forme d’obscurantisme de nos jours, c’est l’information, ou plutôt la masse d’informations disponible !

Dans un monde où trop d’informations tue l’information, dans un monde où une nouvelle forme d’obscurantisme nous guette, dans un monde où l’analyse et la synthèse font de plus en plus place à des flashs et à des coups d’éclats creux, dans un monde où il existe un filtrage des nouvelles, dans un monde où il est de plus en plus difficile de discerner le vrai du faux (photos retravaillées, images artificielles, publi-reportages, etc.), il semble que ce texte soit donc toujours cruellement d’actualité...

En tant que secrétaire d’Etat des Etats-Unis, Hillary Clinton fit remarquer en 2010 [1] :

La nouvelle infrastructure iconique de notre époque est internet. Au lieu de division, il est synonyme de connection. Mais alors même que le réseau s’étend dans des nations autour du monde, des murs virtuels s’érigent à la place de murs visibles...
Certains pays ont érigé des barrières électroniques afin d’empêcher leur peuple d’accéder à certaines parties des réseaux mondiaux. Ils ont effacé des mots, des noms et des phrases des résultats des moteurs de recherche. Ils ont violé la vie privée de citoyens engagés dans des discours politiques non violents...
Avec la propagation de ces pratiques restrictives, un nouveau voile informationnel s’abaisse sur une grande partie du monde.

P.-S.

  • Salvador Dali, 1940, « Marché d’esclaves avec le buste de Voltaire disparaissant »
    (les têtes des deux femmes en noir au centre forment les yeux de Voltaire)
  • Le livre audio est lu par Alain Bernard.

Notes

[1] Hillary Clinton, U.S. Sec’y of State, Remarks on Internet Freedom (Jan. 21, 2010), http://www.state.gov/secretary/rm/2...