Une histoire d’enseignement...

... ou un enseignement d’histoire.
Dans l’ensemble du Moyen Orient, et dans l’univers musulman en général, la tradition mystique Soufi est à la fois omniprésente et difficile à situer de façon précise. Depuis toujours, maîtres et élèves Soufi traversent les frontières. Ils se soucient peu de territoires, de nationalismes, de politique, de conventions et d’institutions. Au sein de toutes les cultures, ils développent leur esprit et leurs voies à travers l’art, la musique et le chant, les contes et la danse, le voyage et les métiers. Ils font corps avec les peuples et se mêlent à la vie.

Croire que leur enseignement mène à une promotion ou une reconnaissance sociale serait cependant une grave erreur. Les Derviches Tourneurs, Soufis bien connus de Turquie et de Syrie, étaient jusqu’à récemment persécutés comme des empêcheurs de tourner en rond. Ils existent encore grâce à leur identité de danseurs, attractions touristiques qui déplacent les foules et intriguent les occidentaux. L’artiste est aujourd’hui toléré, et derrière le folklore se cache l’homme spirituel.

En Egypte, les histoires incompréhensibles d’un idiot du village nommé Goha font rire le peuple depuis des générations. Celui qui les prend au premier degré fait là aussi erreur. Ces petits contes perpétuent en toute sécurité un enseignement d’autant plus efficace qu’il se fait sans grande prétention. Par le récit humoristique, par la simplicité et le rire, une sagesse millénaire et paradoxale ouvre les portes du paradis à l’homme de la rue.

Ces faux-semblants politiques et sociaux ne trompent que ceux qui n’ont pas d’âme pour entendre ni de cœur pour voir. La richesse essentielle de la tradition Soufi, de son humour et de son art de la vie, fait que de nombreuses personnes veulent suivre son enseignement réputé universel. Ils cherchent alors à s’inscrire à une de ses « écoles ».

C’est encore une erreur, car les écoles Soufi n’existent pas à proprement parler. Les Soufis savent que l’enseignement se trouve ailleurs qu’entre les murs des institutions qui prétendent le dispenser. Ils ont toujours préféré des systèmes plus légers, souples, évolutifs, adaptables. On dit que leurs ’écoles’ n’ont pas de lieux fixes ni d’ailleurs de temps déterminés ; qu’elles sont partout ; que leur enseignement y est pratique, et en continu plutôt qu’en « alternance », ce qui contribue sans doute à sa cohérence et son efficacité.

C’est donc difficile de remonter jusqu’à la source de cet enseignement.
L’élève a peu de chance de trouver le « maître » qui pourra le guider.
En fait, vouloir trouver un maître ou remonter à une source est aussi une grave erreur.

Les « maîtres » sont d’ailleurs les premiers à dire et à répéter qu’ils ne font et ne savent rien, et qu’à leur connaissance, la source réelle du savoir Soufi n’existe pas. A ce qu’il parait, ce savoir est partout, totalement accessible à tous, dissimulé à la fois dans notre environnement et au fond de notre être.

Pour les élèves, il s’agira alors de chercher en soi, de réfléchir et de méditer, de se poser des questions. Ceux là se rendent rapidement compte que sans « maître », ils ne réussissent qu’à se perdre dans un immense dédale dont les plus petites dimensions sont largement à la mesure de leur volonté solitaire.
Décidément, l’enseignement n’est pas facile. Il est nécessaire d’avoir un guide à qui demander des directions, à qui poser des questions pour recevoir quelques réponses.

Mais, là aussi, l’erreur devient rapidement flagrante. Du moment que l’on avance, toutes les directions sont bonnes. A chacun son sens.
Et puis les questions qui appellent des réponses sont mauvaises. Ce sont les autres, celles qui se suffisent à elles-mêmes, qu’il faut poser. A ce qu’il paraît, pourtant, les maîtres n’ont pas de réponses à proposer aux bonnes questions non plus.

Certains élèves, dans leur soif d’apprendre, ont tout donné et tout abandonné. Ils se sont retirés, partis chercher le silence, quelquefois dans la solitude du désert.
Cela aussi est une grossière erreur. Nous ne pouvons donner et abandonner que ce qui nous appartient, or cela ne concerne rien de ce monde. Et puis le vide du silence et de l’inaction, la sécheresse du désert et de la solitude sont des négations, des passivités. La connaissance est véhiculée par la vie, l’échange, l’interaction active et positive.
Il est nécessaire de se confronter à soi-même, mais avec les autres, de se construire en bâtissant. Il n’est donc pas possible, sous peine d’égarement, de se retirer de la société, de se déconnecter de la réalité. Un homme seul est en mauvaise compagnie disait à ce propos un français, sans doute Soufi sans le savoir.

Alors les élèves cherchent leurs voies au sein de la société et de sa dure réalité quotidienne. Ils choisissent de se mettre à son service, et aident les plus démunis, se dévouent aux plus malheureux. Leur noble tâche est lourde et ingrate. Elle est aussi sans fin, car si l’on peut aider l’autre à porter son fardeau, il n’y a que lui qui saura s’en débarrasser.
Aider l’autre en refusant son propre chemin, en dilapidant son propre potentiel n’est pas réellement digne offrande. Souvent, cette erreur coûte d’autant plus cher à l’autre que l’aide a été gratuite.

Alors l’élève part chercher autrement, dans son propre accomplissement, dans sa propre réussite, son affirmation sociale.
Et c’est ici qu’il découvre que le quotidien est illusion, que la société est un masque. La réussite sociale, économique, politique, est trop souvent une impasse dans laquelle il est très aisé de se perdre.

C’est donc encore ailleurs que l’élève doit trouver cette connaissance si inaccessible, qui ne lui offre aucune prise ni structure apparente. Or cela aussi est une erreur. La connaissance dont il s’agit a une forme millénaire, universelle, et extrêmement précise. Il est tout simplement impossible de la saisir.
En effet, il est mal aisé de vouloir comprendre quelque chose qui vous comprend, ainsi pourquoi vouloir à tout prix saisir ce qui nous englobe, et s’obstiner à chercher ce qui depuis toujours, nous a porté et est à notre portée ?

Alors un jour, comme il se doit et en toute certitude, l’élève se lève...
Il suit sa route, et cette fois encore, ne se trompera pas...

P.-S.

  • D’après une intervention d’Alain Cardon