Parce qu’ils sont dans tous les manuels, parce que leur lecture, en morceaux choisis, est au programme des études secondaires, parce que les citations, toujours les mêmes, de leurs ouvrages émaillent l’ordinaire des conversations, parce que leurs centenaires sont célébrés à grand renfort d’expositions et de colloques, nous en arriverions à croire que les auteurs entrés au Panthéon de nos Lettres connurent de leur vivant cette gloire indiscutable, indiscutée, que nous leur accordons, et qu’ils traversèrent l’existence entourés de nuages d’encens.

Quelle erreur !
Jamais les contemporains ne furent tendres les uns envers les autres.

Prenez Chateaubriand, oui, l’enchanteur, le séducteur universel, qui prenait des poses magnifiques sur tous les promontoires du monde !

José Cabanis, dans un livre suprêmement intelligent, “Chateaubriand, qui êtes-vous ?” a relevé bon nombre des « vacheries » dites ou écrites sur l’auteur du Génie du christianisme.

Stendhal, sous un anonymat qui le couvrait dans le Courrier anglais, le jugeait comme « l’hypocrite le plus consommé de France. Le vicomte de Chateaubriand n’écrit probablement pas une seule phrase exempte de fausseté ».

Louis de Bonald, autre vicomte et académicien, mais dont il ne reste rien, écrivait : « L’heureux talent de l’illustre pair le dispense sans doute de toute discussion sérieuse », cependant que Lammenais laissait tomber, impitoyable : « Ce pauvre homme joue, en vérité, un bien pauvre personnage. »
Et pourtant, on lit dans les Mémoires d’outre-tombe : « Mes amis, MM. de Bonald et Lammenais ... »

La palme de la férocité revient à Vigny disant de son aîné : « Hypocrisie politique, littéraire et religieuse, faux air de génie, c’est tout ce qu’il y a dans cet homme qui n’a rien inventé. »

Sainte-Beuve estimait que Chateaubriand « sacrifiait à la mode, à la gloire de la société... Il avait du fat en lui dès qu’il se voyait des témoins ».

Pour Metternich, il avait « une ambition qui confine à la démence » ; pour le duc du Pasquier, autre ministre des Affaires étrangères, il « n’était ni homme d’Etat ni homme d’affaires, affligé d’un amour-propre dont rien ne peut donner la mesure ».

Mérimée le tenait pour « l’homme le plus égoïste du siècle ». Il notait deux ans avant la mort de Chateaubriand : « Le vicomte bat la breloque depuis quelque temps. »
Et quand parurent les Mémoires, le même Mérimée, rejoignant « l’immense désappointement » de Sainte-Beuve, s’écriait : « Avez-vous lu quelque chose de pire que les Mémoires d’outre-tombe ? »

Telles furent les fleurs jetées sur le tombeau du Grand Ré.

Dans cette année du bicentenaire où l’on ne peut passer devant une devanture sans se cogner au front monumental de Hugo jeune ou se prendre dans la barbe de Hugo vieux, nous n’avons plus idée de la pluie de sarcasmes sous laquelle il dut marcher avant d’arriver au Panthéon.
Une revue de modeste format - que l’expéditeur me pardonne d’avoir égaré son nom - s’est livrée à les rechercher.
La récolte est assez réjouissante.

On y découvre que Hugo, pour Leconte de Lisle, était « bête comme l’Himalaya », pour Guizot « la fécondité de l’avortement », pour Taine « un garde national en délire », pour Mérimée « un homme qui se grise de paroles et ne prend pas la peine de penser », pour Zola « le philosophe le plus obscur et le plus contradictoire qu’on puisse rencontrer ... ».
La Légende des siècles « est d’une lecture parfaitement ennuyeuse » ; pour George Sand « ce sublime et absurde Hugo, composé de magnifique et de mesquin, de grandiose et de ridicule » ; et pour Jules Vallès, il était « venu au monde, la tête et la poitrine vides, sans cerveau ni cœur ».

Stendhal l’avait déclaré « somnifère », Goethe jugeait Notre-Dame de Paris « le livre le plus abominable qui ait jamais été écrit ».
Sainte-Beuve - il avait été l’amant de sa femme, mais ce n’était pas une raison suffisante - notait que « à force d’être charlatan et déclamatoire, Hugo a fini par croire à ses propres phrases ».
Vigny, à propos de Marion de Lorme, estimait que « personne n’a jamais eu autant de forme et moins de fond ».

Hernani ... même Hernani, n’avait recueilli aucune approbation de la part de Balzac : « Tous les ressorts de cette pièce sont usés ; le sujet inadmissible... la conduite des personnages contraire au bon sens. »
Et il récidivait pour Les Burgraves : « Comme l’histoire, il n’en faut pas parler ; comme invention, c’est de la dernière pauvreté. »
Barbey d’Aurevilly ne montrait pas plus d’indulgence : « Les Contemplations ? Un livre accablant. Les Misérables ? Le livre le plus dangereux de ce temps. »

Et George Sand, encore elle, n’avait pas la dent moins dure, lorsqu’elle s’écriait, à propos de Ruy Blas : « Quelle bêtise, quelles absurdités, quelle platitude, quelle niaiserie ! Emphatique et trivial. »

Sans oublier le mot de Baudelaire : « Hugo ? Nous ne sommes tout de même pas aussi bêtes que ça ! »

Or, cela se passait entre bons confrères qui s’envoyaient leurs ouvrages ornés de flatteuses dédicaces.

Dans le cas de Victor Hugo, on doit le constater, son énorme gloire, d’abord funéraire, puis posthume, n’a pas désarmé les acrimonies. Tour à tour, Gide en soupirant, Cocteau en ricanant, Léon Daudet en rugissant, « il n’est pas de plus grand tartuffe », Léautaud en grinçant : « Un pitre », et même Claudel, et même Thierry Maulnier, et même Julien Green, et même Ionesco, y sont allés de leur coup de griffe, de canif ou de dague dans cette ombre un peu monstrueuse. Je risquerai le mien : « Hugo ? Il avait du génie et rien d’autre. »

Chers compagnons de plume, c’est à vous que j’ai pensé en contant ces babioles, à vous qui allez profiter du mois d’août, si l’on peut dire, ne le voyant que par un coin de fenêtre, pour vous enfermer au labeur, afin de polir le chef-d’œuvre que toutes les tâches de l’année vous ont empêché de terminer.
Ne soyez pas trop affligés si, lorsqu’il paraîtra, il est éreinté par la critique, et écorché même par vos meilleurs amis.
Dites-vous que c’est arrivé à d’autres, devant qui l’on vous avait enseigné, au collège, à plier le genou.

Rien n’exclut que, de vos quatre cents pages, on tire, dans cinquante ans, une phrase qui servira de sujet de dissertation au Concours général.
C’est cela, la postérité.

Avouez que cet aléa vaut bien votre peine, tandis que la jeunesse, se tenant par le cou, descend vers la plage et qu’arrive, jusqu’à votre table et votre papier, la chaude odeur des pins.

P.-S.

Article paru dans le Figaro, Maurice Druon le 29 juillet 2002
Peinture de Ariane Verdier - « Tendresse 1 » - Acrylique sur toile 100 X 100