Se prendre pour quelque chose,
c’est croire que l’on est quelque chose,
en général croire que l’on est ce que l’on fait...

C’était peut-être possible il y a un siècle, quand on était pharmacien ou paysan pour la vie, mais ce n’est plus possible aujourd’hui...
Que l’on trouve cette évolution heureuse ou néfaste.

Un jour on est consultant, on crée un cabinet de conseil dans une discipline nouvelle où on est l’un des dix ou douze pionniers en France, on fait la une des revues professionnelles, alors on se croit consultant de métier.

Une autre fois on est fier d’être le plus jeune officier de l’armée française dans un emploi particulier, ou on ne sait pas comment décrire en termes civils ses fonctions militaires successives, alors on dit simplement « je suis officier », comme si cette qualité était une identité propre à définir ce que l’on est.

À un autre moment on entre dans un service public dont tous les servants sont là à vie, ou du moins pour une carrière complète, et l’entourage fait les présentations en disant « Jules est à la Sécu » comme si c’était sa caractéristique principale.

Ou encore, d’entreprises en fonctions diverses, on sait que la famille n’a pas suivi tout le déroulement de carrière, alors on dit simplement « Je suis ingénieur » ou « Je suis cadre » même si on n’est pas tout à fait certain que c’est le métier que l’on exerce.

Et puis, entre deux missions ou à l’occasion d’une phase de transition de carrière, au moment où l’on hésite parce que l’on a exercé cinq métiers différents et que l’on ne sait pas quoi inscrire dans la rubrique « profession », on voit soudain un fonctionnaire rapide écrire « chômeur » ou « sans profession » et on le lit comme « sans qualification » alors que l’on a un titre d’ingénieur-conseil ou d’expert, des brevets d’officier, une inscription sur une liste d’aptitude d’un service public, un grade universitaire dans une discipline rare, un passeport diplomatique ou des articles de presse sectorielle reconnaissant son expertise.

Celui qui n’est pas actuellement en poste n’est pas nécessairement sans profession, mais celui qui a exercé plusieurs professions est généralement incapable de dire quel est son métier. Est-il un consultant qui a servi dans l’armée ou un officier qui a fait du conseil ? Dans chaque milieu il sera perçu comme un transfuge de l’autre, de quelque manière qu’il se présente on lui répondra qu’il n’est pas ce qu’il déclare être.

Même si tous ces exemples peuvent paraître quelque peu caricaturaux, ils peuvent arriver dans la même vie...

Il faut donc penser, et surtout croire : “Je ne me prends pas pour quelque chose, et surtout pas pour un métier.”.

Cessant alors de se prendre pour quelque chose, et en particulier pour un métier, ou une activité du moment à laquelle il serait facile de se laisser identifier, on peut enfin laisser apparaître la personne que l’on est.

Lorsque la question “ Et vous, que faites-vous dans la vie ? ” est restée sans réponse, les rares personnes qui ne se sont pas enfuies face à l’incomplétion du rituel, osent un “ Qui êtes-vous ? ” un peu plus profond, ou en tout cas attendent une présentation.

Car en fait peu importe ce que vous faites, ce qui compte est ce que vous êtes.

Peu importe que vous ramassiez les poubelles et vous en excusiez en précisant que dans votre pays vous enseigniez à l’université, vous êtes un vietnamien réfugié, vous êtes un père de famille, vous êtes chrétien ou bouddhiste, vous êtes poète ou bricoleur, austère ou bon vivant, social ou solitaire.
A travers tous les âges de la vie, toutes les professions exercées et toutes positions familiales successives, vous êtes une personne, celui qui vous avait connu à l’école primaire et vous revoit à la retraite se rappelle votre caractère.

On est la terre que l’on emporte à ses souliers où que l’on aille, on est l’accent qui s’exprime à chaque phrase, on est les croyances que l’on a, les traumatismes et coups durs qui ont façonné une philosophie de la vie, l’histoire affective qui a forgé tel mode relationnel, l’éducation que l’on a reçue et la sensibilité politique que l’on a accepté.

Si vous ne savez pas qui vous êtes, cherchez vos différences avec votre voisin et vos ressemblances avec votre cousin. Oubliez ce que vous faites et racontez plutôt d’où vous venez.
Imaginez-vous sur votre lit de mort et écoutez ce que l’on dit autour de vous, l’image que l’on gardera, l’épitaphe que l’on gravera sans vous demander ce que vous en pensez.

Cessez de vous présenter par ce que vous faites et dites franchement qui vous êtes.

Aujourd’hui essayez enfin de dire “ Je sais qui je suis ! ”.